Harold se fit

un café, l’avala d’un trait avec une grimace, puis sortit sur le perron pour manger les deux gaufres qu’il avait fait réchauffer sur le gaz. Le jour se levait paresseusement.

Rétrospectivement, ces dernières journées lui avaient donné l’impression d’un fantastique défilé de carnaval. Ce n’était qu’un tourbillon de camions orange, de Weizak qui lui donnait des tapes sur l’épaule, de gens qui l’appelaient Faucon (ils l’appelaient tous ainsi à présent), de cadavres en flots verdâtres incessants, puis ce maelstrom tout aussi incessant de sexe cochon quand il rentrait chez lui. Assez pour vous faire tourner la tête.

Mais maintenant, assis sur les marches du perron aussi froides que le marbre d’une pierre tombale, une tasse d’horrible café gargouillant dans son ventre, il réfléchissait en mâchonnant ces gaufres qui avaient pris un arrière-goût de sciure de bois. Il se sentait l’esprit clair, sain après une saison de folie. Et il se dit que, pour une personne qui s’était toujours prise pour l’homme de Cro-Magnon perdu au milieu d’un troupeau braillard de Néandertaliens, il n’avait vraiment pas beaucoup réfléchi ces derniers temps. On l’avait mené, pas par le bout du nez, mais par le bout du pénis.

Il tourna les yeux pour regarder les monts Flatirons et l’image de Frannie Goldsmith lui vint à l’esprit. C’était Frannie qui était entrée chez lui ce jour-là, il en était sûr maintenant. Il avait trouvé un prétexte pour se rendre à l’appartement où elle vivait avec Redman, dans l’espoir de jeter un coup d’œil sur ses chaussures. Coup de chance, elle portait les chaussures de sport qui avaient laissé cette empreinte dans son sous-sol. Des cercles et des lignes, au lieu du motif habituel, quadrillé ou en zigzag. Plus de doute, ma petite.

Les fils de l’écheveau se démêlaient assez bien finalement. D’une manière ou d’une autre, elle avait découvert qu’il avait lu son journal. Il avait dû laisser une tache ou une marque sur une page… peut-être plusieurs. Et elle était venue chez lui à la recherche de quelque chose qui lui indique ce qu’avait été sa réaction lorsqu’il avait lu ses confidences. Quelque chose d’écrit.

Naturellement, il y avait son registre. Mais elle ne l’avait pas trouvé, il en avait la conviction. Car son registre disait noir sur blanc qu’il avait l’intention de tuer Stuart Redman. Si elle l’avait lu, elle en aurait parlé à Stu. Et même si elle ne l’avait pas fait, elle n’aurait sans doute pas pu être aussi détendue et naturelle avec lui qu’elle l’avait été hier.

Il termina sa dernière gaufre en grimaçant. Elle était déjà froide. Puis il décida d’aller à pied à la gare routière, plutôt que de prendre sa bicyclette ; Teddy Weizak ou Norris pourraient le raccompagner chez lui en rentrant. Il ferma jusqu’au menton son blouson pour se protéger du froid qui dans une heure aurait disparu. Il passa devant des maisons vides aux rideaux fermés et, six pâtés de maisons plus loin, rue Arapahœ, il commença à voir des X tracés à la craie sur toutes les portes. Son idée, une fois de plus. Le comité des inhumations avait visité toutes les maisons marquées d’une croix et évacué les cadavres qui pouvaient s’y trouver. Un X, une croix sur ces gens qui avaient vécu dans ces maisons, partis à tout jamais. Dans un mois, il y aurait des X partout à Boulder, marquant la fin d’une époque.

C’était le moment de réfléchir, et de réfléchir bien. Il avait l’impression d’avoir cessé de réfléchir depuis qu’il avait rencontré Nadine… mais peut-être avait-il cessé bien avant.

J’ai lu son journal parce que j’avais mal et que j’étais jaloux, pensa-t-il. Puis elle est entrée chez moi, probablement pour lire mon journal, mais elle ne l’a pas trouvé. Le choc qu’il avait ressenti à savoir que quelqu’un était entré chez lui avait peut-être été une revanche suffisante. En tout cas, il avait accusé le coup, et très fort. Peut-être étaient-ils quittes à présent.

Il n’avait plus vraiment envie de Frannie… Vraiment ?

Tout à coup, il sentit la braise de la rancœur rougeoyer dans sa poitrine. Il n’avait peut-être plus envie d’elle.

Mais cela ne changeait rien au fait qu’ils l’avaient exclu. Nadine ne lui avait pas dit grand-chose sur les raisons qui l’avaient poussée vers lui, mais Harold se doutait qu’elle s’était sentie exclue elle aussi, rejetée, chassée. Elle et lui étaient devenus deux exclus, et les exclus complotent. Peut-être la seule chose qui les empêche de devenir fous. (Souviens-toi de noter cela dans ton registre, pensa Harold.) Il était presque arrivé.

Il y avait toute une armée d’exclus de l’autre côté des montagnes. Et, lorsque suffisamment d’exclus se réunissent au même endroit, une osmose mystique se produit et vous devenez membre du groupe. Du groupe où il fait chaud. Ce n’est qu’une petite chose, d’être à l’intérieur du groupe où il fait chaud, mais en réalité c’est une très grande chose. Presque la plus importante au monde.

Peut-être ne voulait-il pas qu’ils soient quittes. Peut-être ne voulait-il pas le match nul, pour poursuivre une carrière dans un tombereau de la mort version vingtième siècle, recevoir des lettres imbéciles de remerciement pour ses idées, attendre cinq ans que Bateman se retire de leur précieux comité pour lui laisser la place… et s’ils décidaient à nouveau d’en choisir un autre ? C’était parfaitement possible, car ce n’était pas seulement une question d’âge. Ils avaient choisi ce foutu sourd-muet qui n’avait que quelques années de plus que Harold.

La braise de la rancœur ne rougeoyait plus. Elle était blanche à présent. Réfléchir, bien sûr – facile à dire, et même parfois à faire… mais à quoi bon réfléchir lorsque tout ce que vous obtenez de ces Néandertaliens qui mènent le monde est un hennissement idiot, ou pire, une lettre de remerciement ?

Il arriva à la gare routière. Il était encore tôt et personne n’était arrivé. Sur la porte, une affiche annonçait une autre assemblée publique le 25. Assemblée publique ? Masturbation collective plutôt.

La salle d’attente était festonnée d’affiches exotiques, d’annonces Greyhound et de photos d’énormes autobus ventrus traversant Atlanta, New Orleans, San Francisco, Nashville, etc.

Il s’assit et regarda d’un œil aussi froid que l’air du matin les flippers éteints, le distributeur de Coke, la machine à café qui débitait aussi une soupe chaude qui sentait vaguement le poisson pourri. Il alluma une cigarette et jeta l’allumette par terre.

Ils avaient adopté la

constitution. Youppi ! Retenez-moi, c’est trop, je n’en peux plus ! Ils avaient même chanté l’hymne national, copieusement arrosé de mélasse, nom de Dieu.

Mais supposez que Harold Lauder se soit levé, pas pour faire quelques suggestions constructives, mais pour leur dire ce qu’était vraiment la vie dans cette première année de l’époque post-grippe ?

Mesdames et Messieurs, je m’appelle Harold Emery Lauder et je suis là pour vous dire qu’il ne faut jamais perdre de vue l’essentiel. Les petits sont bouffés par les gros, disait le vieux Darwin. La prochaine fois que vous vous levez pour chanter l’hymne national, chers voisins et amis, fourrez-vous bien ça dans le citron : l’Amérique est morte, morte et enterrée, aussi morte qu’Elvis Presley, que Marilyn Monrœ, que Harry Truman.

Mais les principes que vient de nous exposer M. Darwin sont toujours parfaitement vivants – aussi vivants que le fantôme de l’Opéra à sa belle époque. Pendant que vous méditez sur les beautés de l’ordre constitutionnel, prenez quelques instants pour méditer sur Randall Flagg, l’homme de l’ouest. Je doute beaucoup qu’il ait du temps à perdre avec des niaiseries comme les assemblées publiques, les ratifications et les discussions sur la vraie signification du mot pêche au sens démocratique et libéral. Au lieu de perdre son temps, il s’intéresse à l’essentiel, au monde selon Darwin, il se prépare à essuyer avec vos cadavres le grand comptoir de Formica de l’univers. Mesdames et Messieurs, permettez-moi de suggérer modestement que pendant que nous sommes en train d’essayer de remettre l’électricité en marche, pendant que nous attendons qu’un médecin découvre notre jolie petite ruche, il est peut-être en train de chercher quelqu’un qui sache piloter pour pouvoir commencer à survoler Boulder dans la meilleure tradition de Francis Gary Powers. Tandis que nous nous penchons sur la question brulante de savoir qui sera membre du comité de nettoyage des rues, il a probablement déjà constitué un comité de nettoyage des fusils, sans parler des mortiers, des missiles et peut-être même des armes bactériologiques. Naturellement, nous savons qu’il n’y a pas d’armes bactériologiques dans ce pays, c’est l’une des choses qui en font la grandeur – quel pays, ha-ha – mais vous devriez comprendre que, pendant que nous essayons de former le cercle avec nos chariots, il…

– Hé, Faucon, tu fais des heures supplémentaires ?

Harold leva les yeux en souriant.

– Oui, pourquoi pas ? répondit-il à Weizak. J’ai pointé pour toi quand je suis arrivé. Tu as déjà fait six dollars.

– Tu es un drôle de numéro, Faucon, tu sais ça ? répliqua Weizak en éclatant de rire.

– C’est vrai. Je suis l’as de pique.

Et il se mit à relacer ses gros souliers en souriant.